La guerre de l’eau

Que ce soit en plaine ou en montagne, pour l’agriculture ou pour le ski, l’eau est en train de devenir un bien précieux et, de plus en plus, source de conflits. Avec l’accélération du réchauffement climatique, les précipitations sous forme de pluie ou de neige se font de plus en plus rares. Les sources se tarissent et les nappes phréatiques s’assèchent. C’est pourquoi l’idée de créer des réserves en surface est de plus en plus à l’ordre du jour, mais elles ne sont pas du goût de tout le monde.

Surnommées « méga-bassines » par leurs détracteurs et « réserves de substitution » par les agriculteurs, ces immenses bassins à ciel ouvert sont créés par des exploitants pour stocker les besoins essentiels à l’agriculture et à l’élevage. Certains opposants y voient le symbole d’une agriculture déraisonnée qui donnerait la priorité aux rendements plutôt qu’à la sauvegarde de l’environnement. Il est vrai que la taille de ces réserves d’eau est impressionnante. Parmi les premières creusées, celle baptisée « SEV17 » dans les Deux-Sèvres peut contenir un peu plus de 400 000 m3 d’eau. Les plus importantes dans le département pourront stocker jusqu’à 650 000 m3. Le problème, c’est que pour constituer ces réserves, leurs concepteurs ne se contentent pas de l’eau tombée du ciel. Les agriculteurs veulent pomper le précieux liquide directement dans les nappes phréatiques l’hiver (de novembre à mars), afin de ne pas avoir à le faire l’été. Cette pratique agricole a été formalisée pour la première fois en France par un protocole d’accord signé en 2018. Cette façon de procéder est accusée de perturber le cycle de l’eau, avec des risques d’assèchement des cours d’eau, d’évaporation accélérée, ou encore de pompage dérégulé des nappes phréatiques. Beaucoup de ces réserves de substitution créées en France ne sont pas encadrées comme celles des Deux-Sèvres. Ainsi, cinq bassines agricoles ont été jugées illégales en Charente-Maritime.

La situation est tout aussi conflictuelle en montagne. Les constructions de retenues collinaires permettant d’alimenter les canons à neige afin de maintenir le tourisme de ski font bondir les associations environnementales. La décision rendue par le tribunal administratif de Grenoble le 25 octobre 2022 n’est pas faite pour calmer les esprits. En effet, le juge des référés a suspendu l’exécution de l’arrêté du préfet de la Haute-Savoie accordant une autorisation environnementale à la commune de La Clusaz pour la réalisation de la retenue collinaire de la Colombière, sur le plateau de Beauregard. Dans sa décision, le juge a estimé qu’il « existe un doute sérieux sur l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur permettant de déroger à l’interdiction de destruction des espèces protégées. Par ailleurs, l’intérêt public qui découle de la réalisation d’une retenue collinaire essentiellement destinée à assurer l’enneigement artificiel de la station est insuffisant à remettre en cause l’urgence qui tient à la préservation du milieu naturel et des espèces qu’il abrite, avec des conséquences qui ne seraient pas réversibles, au moins à moyen terme. » Les travaux sont donc reportés et ne pourront pas commencer avant le jugement du recours sur le fond. Ce projet de 148 000 m3 d’eau, implanté à 1500 mètres d’altitude doit permettre d’alimenter les habitants de la commune en eau potable, d’irriguer les activités agricoles, mais aussi, et surtout, de produire de la neige de culture.

Maintenir à tout prix l’enneigement des stations pour préserver les 18 000 emplois directs liés au ski, telle est la politique à courte vue menée par une grande partie des élus des domaines skiables alpins. Pour ce faire, ils tapissent la montagne de canons à neige, alimentés par les retenues collinaires. Aujourd’hui, 35% de la surface totale des pistes en France est sécurisée par la production de neige de culture. Selon l’association Mountain Wilderness, l’enneigement artificiel nécessite en moyenne 4 000 m3 d’eau à l’hectare. Pour alimenter les canons, il faut construire toujours plus de retenues collinaires. Plusieurs sont d’ailleurs en chantier, comme au col de la Loze, sur les hauteurs de Courchevel où un lac de 170 000 m3 est censé sécuriser l’enneigement pour les Championnats du monde de ski en 2023. En Savoie, à la station de La Féclaz, un autre projet de retenue collinaire de 25 000 m³ serait aménagé à 1320 mètres d’altitude afin d’alimenter 32 canons à neige. Pour la maire de la localité, il s’agit de préserver l’emploi local le temps d’accompagner la reconversion de ceux qui vivent du ski.

Les opposants au projet s’interrogent sur le modèle économique d’une retenue collinaire qui permettra d’enneiger seulement 2% du domaine pour un coût de 3,8 millions d’euros. On parle d’une rentabilité à dix ou quinze ans, mais y aura-t-il encore de la neige à ce moment-là? Les Alpes ont gagné plus de 2°C depuis le milieu du 19ème siècle, soit un réchauffement climatique plus rapide que pour le reste du globe. Selon une étude menée par une trentaine de scientifiques de plusieurs pays alpins, la saison d’enneigement a diminué de 22 à 34 jours en moyenne au cours des cinquante dernières années. Pour que les canons fonctionnent, il doit faire froid, et lorsque la température est supérieure à – 3 °C il devient très difficile de fabriquer de l’or blanc.

Les retenues collinaires en montagne sont le symbole d’une autre époque où la neige tombait à foison sans avoir besoin d’enneigeurs. Beaucoup d’élus ne semblent pas vouloir accepter la nouvelle situation. Comme le fait remarquer le président des Amis de la Terre, «C’est très cynique, ils savent qu’ils ne seront plus aux manettes dans quinze ans. Les gens n’auront pas été préparés à la fin de la neige et seront sur la touche.»

Source: France 3 Régions: Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes.

Retenue collinaire et enneigeur au Montgenèvre (Hautes-Alpes) [Photos: C. Grandpey]